Monday, May 28, 2007

Vieillir en exil

Il s'agit d'une part de prendre en compte le phénomène de l'exil dans ses dimensions sociologiques et psychologiques. L'individu qui a dû quitter son espace d'interconnaissance subit - que son départ soit volontaire ou non - un déracinement qui peut être vécu comme une expérience traumatique et une crise d'identité qui peut prendre des formes régressives diverses (souvent liées à des souvenirs et des expériences antérieures). Mme de Staël écrivait que « l'exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles, un supplice beaucoup plus cruel que la mort ». Privé de ses racines habituelles, le sujet peut voir divers sens altérés. Celui de l'espace, car les distributions et articulations topologiques de la ville étrangère sont différentes. Celui du temps, car les rythmes quotidiens et professionnels ont changé. Celui des valeurs enfin, car le pays d'accueil a une autre histoire, d'autres repères idéologiques, linguistiques, politiques et religieux, et les valeurs morales tout comme les comportements interactionnels, les moeurs et même les habitudes alimentaires n'obéissent pas aux mêmes règles. Il s'agit bien sûr de difficultés liées aux relations d'interculturalité, mais ces difficultés dépassent de beaucoup, les obstacles habituels dans la mesure où le vieillissement (avec le double sens de l'irréversible : irréversibilité du temps dans le vieillir et irréversibilité d'une trajectoire individuelle qui a perdu l'espoir d'un retour au pays natal) apporte avec lui une distance, un écart de soi à soi particulièrement douloureux et qui ne peut qu'aggraver la crise identitaire que le déplacement a pu engendrer.

Aussi « vieillir » en exil est-il une expérience qui a des conséquences multiples, singulières et originales. La vieillesse comme l'exil sont des phénomènes de contrainte : l'une a des causes chronologiques et biologiques, l'autre de manière générale répond à des facteurs d'ordre politique ou économique. Chaque fois il y a franchissement d'une frontière, celle de l'âge, et celle établie par les États. Dans les deux cas le sujet est poussé dans un territoire nouveau et inconnu. Chaque fois il y a écart, rupture et exigences d'adaptation et d'apprentissage dans un milieu ressenti souvent de manière hostile ou aliénant. Une coupure qui peut provoquer un ressassement régressif de sa vie antérieure, un phénomène d'hypersémantisation du passé, une fétichisation du souvenir, ainsi que le montre par exemple le roman de José Donoso, Le jardin d'à côté, racontant l'exil en Espagne de Chiliens après la chute d'Allende. Le personnage principal, Julio Mendez, écrivain exilé à Madrid, se trouve à un tournant dangereux de sa vie, où, à une difficile intégration s'ajoutent la prise de conscience du vieillissement, l'impuissance devant la création littéraire et la pénible recherche d'équilibre d'un couple fatigué. Nombre de ces Chiliens, figés dans leurs souvenirs, ont peu à peu perdu le sens du réel et de l'histoire, au point même que le retour est devenu tragiquement impossible. Car l'un des paradoxes du retour de l'émigré est que celui qui rentre n'est plus le même que celui qui était parti, et qu'il rentre dans un pays qui lui-même a changé entre-temps

Aux difficultés d'ordre psychologique bien connues s'ajoutent des difficultés concernant une insertion sociale rendue plus difficile en raison de la langue, de la culture et de l'histoire. Mais ces crises peuvent être d'autant plus fortes que le sujet se trouve fragilisé par ce qui peut apparaître également comme son propre exil intérieur : le vieillissement, cet exil de soi à soi, dans un sens cette fois-ci figuré.

L'entrée dans la vieillesse se caractérise en effet par des reconfigurations d'ordre tant social que psychologique. Ces reconfigurations sont d'autant plus malaisées que les repères ont été déplacés, modifiés, bouleversés.
Pour l'être en exil , il s'agit de trouver sa place - mais celle-ci est d'autant plus difficile que le sujet est âgé, l'âge ajoutant un handicap supplémentaire à la situation première.

Vieillir en exil, c'est vivre une coupure tragique avec la terre natale, ses origines, ses racines, son moi antérieur et aussi avoir pour perspective la pensée d'un retour interdit, impossible. De vivre dans l'irrémédiable, ce que l'idée présente de la mort ne fait qu'accentuer. Vivre en exil, c'est vivre un deuil, être en deuil.
Vieillir en exil, c'est vieillir deux fois. Mais en plus de cela, on constate que la précarité dans laquelle vivent certains migrants ne fait qu'accentuer un vieillissement prématuré. Ce que Philippe Pitaud dans une approche de gérontologie sociale souligne en évoquant les nombreuses difficultés concrètes du migrant âgé qui souvent vit en dehors de tout réseau familial, dans la précarité. Le centre social de Belsunce à Marseille établit des bilans médicosociaux et un suivi psychologique dont bénéficient certains migrants dans la perspective d'une survie dans une société dans laquelle ils n'ont guère accès aux droits.

La littérature a dépeint les douleurs de l'exilé. Victor Hugo s'écriait : « Je t'aime, exil ! douleur, je t'aime ! » et l'exilé Du Bellay recrée un monde familier dans une poésie de l'exil qui est aussi une poésie de la révolte. « La Muse ainsi m'a fait sur ce rivage / Où je languis banni de ma maison, / Passer l'ennuy de la triste saison / Seule compagne à mon si long voyage ». On retrouvera Du Bellay avec l'essai de Maria Litsardaki, mais également les expressions de ce mal du pays qu'est la nostalgie, chez Salman Rushdie, Abla Farhoud, Shenez Patel, Mimika Kranaki, Else Lasker-Schüler, Barbey d'Aurevilly, Javier Cercas, Modiano et quelques autres, conscients de l'irréversible et mortel arrachement de soi aux autres et de soi à soi-même. Mais sans doute l'accent est-il mis ici sur un aspect négatif de la migration. Car il est aussi, il convient de le rappeler fortement, des exils salutaires, qui sauvent la vie des gens. Il est aussi des adaptations à de nouveaux mondes réussies et des reconstructions de soi heureuses et épanouies. Enfin vieillir peut être aussi vécu comme une expérience spirituelle enrichissante. Cette distance qu'instaure le vieillir avec soi et qu'instaure le déplacement dans un autre pays peut être un moment de maturation et de retournement, une crise qui peut être un recommencement ou une réélaboration de l'existence et de ses sens. Il est vrai cependant que cela reste assez exceptionnel.