Friday, September 02, 2005

Citoyenneté et démocratie!

La citoyenneté de résidence à l'épreuve
Comment ouvrir le champ politique à celles et ceux que ses règles excluent dans leur état actuel? Comment des populations démunies de citoyenneté pourraient-elles avoir accès à la représentation politique, à la délibération? Tel est le paradoxe devant lequel se trouvent, aujourd'hui encore en France, les étrangers ressortissants de pays extérieurs à l'Union européenne et les français qui avec eux militent pour le droit de vote de tous les étrangers. Cette revendication pose un problème particulier dans un pays comme la France pour deux raisons liées à la représentation nationaliste qu'elle se donne d'elle-même, à savoir sa centralisation et le lien qu'elle a institué entre nationalité et citoyenneté. La notion de citoyenneté de résidence, sur laquelle se fondent la plupart des mouvement militant pour le droit de vote de tous les étrangers, ouvre une voie possible de ré-définition de la citoyenneté politique, dans un contexte où la construction de l'Europe s'est accélérée, et à partir d'arguments renvoyant l'histoire française de la période révolutionnaire. Donner son plein sens à la citoyenneté de résidence, c'est non seulement inclure des exclus du jeu politique, mais c'est modifier la légitimité de la citoyenneté politique pour lui proposer un autre fondement commun.
Cette citoyenneté dont il est question n'est donc pas un statut juridique. C'est n'est pas non plus vraiment une identité. Il s'agirait plutôt d'une pratique: la participation politique!
Pour ainsi réfléchir à la question de citoyenneté, je partirai d'une définition inspirée de sources très différentes.
Etre citoyen, c'est:

1) Se sentir membre d'une communauté dont on partage les valeurs, accepter le pacte social, plus ou moins explicite, qui lie entre eux les membres de cette communauté par des obligations et des droits (Le Pors, 1999: 7).

2) Disposer de la possibilité effective d'exercer sa citoyenneté, c'est à dire jouir des libertés individuelles et collectives et être dans une situation matérielle, économique et sociale propice à l'exercice de la citoyenneté (T.H. Marshall, in Kymlicka, 1992: 2).

3) Lorsqu'on dispose de cette possibilité, l'exercer vraiment, c'est à dire participer d'une manière ou d'une autre à la vie de la communauté, sur les plans: local, régional ou/ et national (non seulement payer ses impôts et voter, mais aussi être actif dans une association, un syndicat, un parti, sur le lieu de travail, etc.: c'est la citoyenneté participative


L’état moderne est à la fois garantie de liberté et de sûreté, dans la mesure où il est le lieu de référence et parfois d’exercice de la citoyenneté et, parce qu’il est la continuation, la persistance d’un certain type de relation politique, il est et tend constamment à redevenir le relais de domination, d’oppression et de mise en condition idéologique (diffusion et rediffusion d’idéologie liées à la catégorie ou la classe dominante).
Dans ces conditions, parler, par exemple, de « transition démocratique » en cherchant quel rapport cela peut avoir avec une mutation sociale de longue durée n’est en réalité possible que si l’on remet entièrement en chantier la réflexion sur le caractère binaire de l’état moderne.

Inventée en Europe il y a plus de deux siècles la notion moderne de « citoyen » n’est saisissable qu’en mettant en évidence une « co-action » de l’état « historique » ou, disons, wébéro-marxien, et de l’état de droit, plus directement lié à l’éthique et à la pratique de la liberté. Avec la grande régression des pratiques démocratiques représentatives pluralistes représentée d’une part par l’instauration d’états issus de la « dictature du prolétariat » et d’autre part, par l’étatisme militariste et nationaliste (ce que Polanyi, dès 1945, décrivait comme la Grande Transformation intéressant une quinzaine de pays fascistes), qui devait bientôt être suivi, dans les grandes nations démocratiques par le « présidentialisme » et le bi-partisme », il était impossible de refuser un réexamen de la relation-coupure état/société civile proposée par Hegel ou plus exactement prétendument attribuée à Hegel, alors qu’il est patent que, parce qu’il est d’abord fondateur de la démarche anthropologique, ce dernier a montré que le politique, comme pratique, prend effectivement naissance dans le tissu social lui-même. Des séances ont été consacrées non seulement à Hegel. Principes de la philosophie du droit (et surtout à l’introduction de Jean Hypolite qui situe très bien la question de l’anthropologie) mais également, en partant de Eugène Fleischmann, la Philosophie politique de Hegel, à des notions très importantes avancées par Jügen Habermas dans son essai « Morale et communication ». Ainsi se dégagerait l’aspect essentiel de la citoyenneté qui ne serait pas une conformité mais le rôle actif et vigilant du citoyen. L’étatisme, surtout au XXe siècle, a porté tort à cette notion. Au cours des précédentes années, et contrairement à la demande « économisciste » qui tend à prédominer, on avait tenté de repérer, dans les littératures et les tentatives d’explication pour rendre compte des relations entre mutations sociales de longue durée et succession plus ou moins rapide ou rapprochée d’une part de « crises économiques » et d’autre part de « crises économico-politiques ». Parti du libéralisme, le régime bourgeois, tout en ouvrant la voie à l’expression démocratique égalitaire et pluraliste, avec exercice du « recours », y compris contre le pouvoir d’état (même si la « raison d’état » n’a jamais complètement disparu), s’est profondément transformé en autoritarisme avec le développement des idéologies du « tout état ».

Pour les catégories mal représentées ou non-représentées au pouvoir (les « classes dominées », « les exclus » ) la démocratisation peut, à certaines conditions, apparaître comme un instrument d’émancipation. Alors que pour les catégories déjà favorisées ou installées au pouvoir, les pratiques démocratiques s’avèrent être empiriquement des instruments de régulation. Dans les « pays du Nord », la démocratie devient, à partir d’un certain moment, une forme politique indispensable à la régulation et à l’atténuation provisoire des conflits.

Aujourd’hui, l’enjeu démocratique est ouvert pour les « classes dominées ». elles peuvent espérer gravir les échelons du pouvoir d’Etat mais à deux conditions : créer d’abord des contre-pouvoirs solides, ancrés dans le tissu social, capables de tenir tête aux médias (lesquels ? comment ?)et, plus encore, mettre en place des systèmes d’intervention et de gestion qui se substituent progressivement aux « professionnels de la politique ».


Tuesday, August 23, 2005

Le socialisme utopique: volonté de libérer la société de toute autorité gouvernementale!

Contribution à une réflexion significative sur les sociétés contemporaines

La société, c’est l’ensemble social dans lequel nous vivons. Ses contours sont assez imprécis : s’agit-il du pays ou l’on vit, de la partie du monde qui possède le même type d’organisation sociale (la société occidentale), du monde entier à l’époque contemporaine ? Quant à une société, il s’agit d’un groupe social manifestant une certaine permanence historique et présentant un ensemble d’habitudes de comportement et de pensée fortement reliées entre elles, et pouvant donner lieu à ce qu’on appelle une culture…On peut donc dire que le social ne se contente pas d’expliquer le social, mais aussi que le social engendre le social. Les rapports que les individus nouent entre eux constituent le social qui, à son tour, induit des rapports entre les individus. Comprendre un phénomène social, économique ou politique revient à déchiffrer sa « raison culturelle », en définitive, « c’est la culture qui constitue l’utilité ».

Dans le cadre de la réflexion sur les sociétés contemporaines, abordés en histoire, en philosophie et en sociologie contemporaine, l’accent est mis sur le sens de la réalité sociale, l’affrontement entre espaces publics et espaces économiques, entre mouvements sociaux et mouvements politiques.

L’individu et la société
L’occident n’impose-t-il pas au reste du monde sa propre définition des droits de l’homme et de la démocratie ? La culture africaine est-elle compatible avec le multipartisme ? L’islam est-il un obstacle insurmontable à l’intégration des arabes en Europe de l’Ouest ?
Comment redonner de l’élan à la démocratie, au pluralisme, aux droits des libertés, en les mettant à l’abri de toute entreprise totalitaire ? Comment garantir égalité des chances et justice sociale, assurer à chacun la sécurité à laquelle il a droit, sans pour autant niveler par le bas et décourager l’initiative ? Comment ériger la satisfaction des besoins sociaux fondamentaux en priorité d’une économie dont il convient évidemment de ne pas casser le développement ? Comment dégager les ressources nécessaires à un équilibre inédit entre travail, formation, vie familiale, vie associative et loisirs dans un temps enfin libéré ? Comment se préparer à une répartition des richesses qui, à l’échelle du monde, respecte le droit de tous les peuples au développement ? Comment concevoir le rôle de l’état au service de tous ces objectifs, tout en construisant l’autonomie de chaque citoyen, de collectivité locale à son égard ? Bref, comment réinventer le rapport entre individu et société ? Des questions, parmi tant d’autres, auxquelles il faut répondre…

Comme les controverses sont des bons supports empiriques pour la compréhension d’un trait de l’état présent des démocraties modernes, l’analyse sociologique que nous proposerons s’appuiera sur trois caractéristiques de la controverse :
- Elle est une forme de mobilisation et d’action collective ;
- Elle est une suite d’interactions entre médias et protagonistes de la polémique ;
- Elle exige de penser l’articulation entre deux modèles habituellement opposés, le débat et le combat, ce qui nous amènera a analyser les conceptions du genre, les rapports entre égalités et différence.
Nous examinerons ce que produisent les changements d’échelle, en suivant notamment la construction des causes internationales.
En interrogeant les différentes modèles de transformation utilisables en sociologie contemporaine, nous étudierons les effets que produit la mobilisation d’instances internationales sur les « objets » les « réseaux » et les « milieux » auxquels se trouvent confrontés les acteurs.

Bien commun
Les citoyens sont-ils condamnés à demeurer enfermés dans l’actuel périmètre de l’horreur économique sans possibilité de réagir ? Existe-il d’autres pistes à explorer pour que l’humanité retrouve le sens du bien commun ?
Ces évidences ont été nourries par des « boîtes à idée » publiques et privées, comme la fondation Saint Simon en France, qui servait de pont entre droite et gauche, sous l’impulsion de François Furet, Pierre Rosavallon, Alain Minc, Emmanuel Le Roy Ladurie, Pierre Nora, Simon Nora, et Roger Fauroux. Ce dernier raconte : « nous avons pensé qu’il fallait que le monde de l’entreprise et celui de l’université se rencontrent (…). Nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que ces rencontres ne pouvaient être fécondes et durables que si nous avions des actions concrètes à mener, ce qui exigeait un cadre juridique et de l’argent. Alors nous avons cherché des adhérents, d’où un aspect club. Chacun a rassemblé ses amis. François Furet et Pierre Rosanvallon dans l’université, Alain Minc et moi dans le monde de l’entreprise ».

Le club Jean Moulin, qui, à l’époque du gaullisme, regroupa syndicalistes, hauts fonctionnaires et intellectuels, fait figure de référence, au moins au départ. Roger Fauroux explique en effet que Jean Moulin avait « pratiquement fait passer toutes ses propositions en douceur, par les gouvernements soit de droite, soit de gauche . La fondation Saint Simon serait un projet intellectuel de réforme de la société porté par des « élites » prétendant incarner le « bien commun ». Mais, qu’en est-il aujourd’hui ?

Après l’Etat-nation et l’Etat-providence, c’est la citoyenneté elle-même qui est menacée de démantèlement au nom des impératifs du marché. L’entreprise de démolition s’attaque en fait à l’ensemble de la civilisation sociale bâtie au cours des XIXe et XXe siècles. Un sursaut collectif devient indispensable…
Après la nécessaire période d’observation et d’identification des problèmes actuels, accentués par la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’union soviétique, la critique s’est accentuée (description de la « pensée unique », des régimes « globalitaires », de la financiarisation de l’économie, du largage du sud, de la précarisation généralisée, des manipulations des esprits, etc.) Des informations de première importance, occultées par les grands médias, ont ainsi pu parvenir à un large public. Mais la critique, aussi constructive qu’elle soit, ne peut être permanente. Au risque de paraître répétitive et vaine. L’heure des propositions n’est-elle pas arrivée ? Mais avant, analysons les figures du pensable de Cornelius Castoriadis (philosophe qui a pensé l’imagination comme faculté politique). Cet ultime volume permet d’appréhender l’unité et l’originalité de la pensée de l’auteur à travers les différents champs dans lesquels elle se distribue : la poétique, l’économie, la politique, la psychanalyse et la logique.
Fondamentalement politique, cette philosophie est une théorie de l’imagination : l’imagination radicale est ce qui différencie l’homme des autres animaux à tel point que « les êtres humains se définissent avant tout non par le fait qu’ils sont raisonnables, mais par le fait qu’ils sont pourvus d’une imagination radicale ». L’imagination se situe à la racine de l’humain : sociétés, institutions, normes politiques et morales, philosophie, œuvres esthétiques.
Une grande idée s’articule à cette radicalité de l’imagination : les hommes et les sociétés sont des autocréations. La plupart des civilisations sont hétéronomes en masquant cet auto-engendrement. Quelques-unes ont pris le risque de l’autonomie. C’est dans la Grèce ancienne que, pour la première fois, les hommes se sont aperçus de l’origine simplement humaine des grandes significations (imaginaires) qui structurent la sociale ; de cette découverte, véritable « rupture historique », jaillirent la politique (« la mise en question des institutions existantes et leur changement par une action collective délibérée ») et la philosophie (« la mise en question des représentations et des significations instituées et leur changement par l’activité réflexive de la pensée »). La démocratie est la possibilité politique ouverte par cette rupture ; mais, étant contrainte d’inventer en toute connaissance de cause ses propres lois (de s’autolimiter), elle est un régime tragique, hanté par la remise en cause permanente de ses institutions. L’Europe post-médiévale a pris le relais de la découverte grecque de l’autonomie.

L’idéal démocratique est menacé par le capitalisme. La créativité politique semble aujourd’hui en panne. Tout se passe comme si l’imaginaire constitué par le capitalisme avait durablement bloqué l’imagination radicale créatrice. Cet extraordinaire ouvrage nous laisse devant un énigme : l’homme du début du XXIe siècle trouvera-t-il les ressources pour s’émanciper du capitalisme, reprenant les chemins de l’autonomie, ou bien continuera-t-il d’être englué dans ce « conformisme généralisé » qui caractérise nos temps de « privatisation de l’individu » ? faculté politique, l’imagination va-t-elle se remettre en marche ?

Interrogations contemporaines
La pensée contemporaine est hantée par l’absence d’absolu. Comment définir des fondements assurés pour la science, la morale, la politique, le droit, la justice…si l’on ne dispose pas d’un principe premier qui permet de les justifier ?

La crise de la raison
En philosophie, le XXe siècle peut être qualifié comme celui de la crise de la raison . Après que le mathématicien Kurt Gödel et son théorème d’incomplétude a ruiné l’idée de construire un langage logique totalement clos, que le physicien Heisenberg a montré que l’on ne peut isoler l’observateur et le phénomène observé, Karl Popper nous a convaincu qu’une théorie scientifique n’est pas celle qui dit une vérité définitive, mais celle qui accepte au contraire d’être soumise au principe de réfutation. Parallèlement, les philosophes de la déconstruction (Michel Foucault ou Jacques Derrida) se sont employé à montrer la vanité des grands discours et des modèles qui prétendent à l’universalité.
Dès lors, fallait-il céder au relativisme, au scepticisme, au nihilisme, au vagabondage intellectuel ? Ce n’est pas la voie qu’empruntent la plupart des auteurs contemporains. Un des défis majeurs de la pensée actuelle consiste pour l’essentiel à essayer de surmonter la « crise des fondements » sans céder à l’irrationalisme.

Pragmatisme, communication et complexité
S’il faut prendre acte de la crise de la raison absolue, il reste à trouver, selon Jürgen Habermas (théorie de l’agir communicationnel), les conditions d’un dialogue commun entre les hommes, fondé sur des principes communs d’argumentation. Pour Richard Rorty, c’est la libre discussion critique qui doit prendre le pas sur la recherche de la vérité ultime (l’espoir au lieu du savoir). Pour Edgar Morin (la méthode) la pensée de la complexité ouvre la voie à une pensée authentique, affranchie du dogme de la vérité absolue. Bref, c’est la voie d’un nouveau rationalisme, à la fois ouvert et critique que beaucoup de penseurs actuels s’attachent à tracer. La pensée y gagne en ouverture, elle y perd en assurance.

A la recherche d’un nouvel humanisme
Sur le plan moral, là encore, les philosophes sont soumis a ce défi : donner les assises d’une éthique, d’une justice, d’un droit, qui n’ait plus de fondement absolus.

En effet, on ne peut trouver ni en Dieu, ni dans la nature ou la raison les sources ultimes de la morale sur quoi justifier l’humanisme, les droits de l’homme, la justice.

Mais on trouve chez les auteurs aussi différents que Hans Jonas (le principe responsabilité), J.M. Besnier (l’humanisme déchiré)… une même quête : celle d’un espoir raisonnable qui aurait fait le deuil d’un idéal utopique.
Des sciences de l’esprit à la philosophie du droit

La question des fondements de la pensée ou de la morale est loin d’épuiser la réflexion philosophique contemporaine. Les débats sont riches et sans cesse renouvelés autour des sciences de l’esprit par exemple. Si le temps des grands systèmes est clos, les philosophes n’ont pas pour autant renoncé à penser. La postmodernité, la bioéthique, les droits de l’homme, la démocratie, le bonheur, la quête de sens ou les développements de la science contemporaine offrent encore des thèmes de réflexion pour une pensée en plein renouvellement.

Mutation du monde
En octobre 1917, dix jours suffirent à la révolution bolchévique pour « ébranler le monde ». Pour la première fois, le rouleau compresseur du capitalisme était durablement stoppé.
L’essor du capitalisme avait été stimulé par les travaux de grands théoriciens (Adam Smith, David Ricardo), par de décisives avancées technologiques (machine à vapeur, chemin de fer) et par des bouleversements géopolitiques (Empire Britannique, renaissance de l’Allemagne, puissance des Etats-Unis). Tout cela conjugué avait produit la première révolution capitaliste ; laquelle favorisa une considérable expansion, mais écrasait les hommes, comme en témoignèrent Charles Dickens, Emile Zola ou Jack London.

Comment tirer collectivement profit de la formidable richesse produite par l’industrialisation, tout en évitant que les citoyens ne soient broyés ? C’est à cette question que répondra Karl Marx, dans son œuvre majeure, le Capital (1867). Il faudra attendre cinquante ans pour qu’un stratège de génie, Lénine, parvienne à conquérir le pouvoir en Russie dans l’espoir messianique de libérer les « prolétaires de tous les pays ».

Quatre vingt ans plus tard, l’Union soviétique a fait naufrage, et le monde connaît une nouvelle grande mutation, que nous pourrions appeler la seconde révolution capitaliste. Elle résulte, comme la première, de la convergence d’un faisceau de transformations survenues dans trois champs :
- En premier lieu, dans le domaine technologique. L’informatisation de tous les secteurs d’activités ainsi que le passage au numérique (son, texte et images désormais transmis, presque instantanément, au moyen d’un code unique) bouleversent le travail, l’éducation, les loisirs, etc…
- En deuxième lieu, dans le domaine économique. Les nouvelles technologies favorisent l’expansion de la sphère financière. Elles stimulent les activités possédant quatre qualités : planétaire, permanente, immédiate et immatérielle. Le « big-bang » des bourses et la déréglementation, encouragée dans les années quatre vingt par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ont favorisé la mondialisation de l’économie, qui constitue la dynamique principale du tournant du siècle et à l’influence de laquelle nul pays n’échappe.

La révolution informatique a fait éclater la société contemporaine ; elle a bouleversée la circulation des biens et favorisé l’expansion de l’économie informationnelle et la mondialisation. Celle-ci n’a pas encore fait basculer tous les pays du monde dans une société unique, mais elle pousse à la conversion de tous vers un modèle économique unique par la mise en réseau de la planète. Elle crée une sorte de lien social libéral entièrement constitué par des réseaux, séparant l’humanité en individus isolés les uns des autres dans un univers hyper-technologique.
- En troisième lieu, dans le domaine politique, les deux bouleversements précédents mettent à mal les prérogatives traditionnelles de l’Etat-nation et ruinent une certaine conception de la représentation politique et du pouvoir. Celui-ci, naguère hiérarchique, vertical et autoritaire, apparaît de plus en plus structuré en réseaux, horizontal et grâce à la manipulation des esprits permettent les grands médias de masse-consensuel.

Déboussolées, les sociétés sont désespérément en quête de sens et de modèles, car ces trois grands changements se produisent simultanément, ce qui accentue l’effet de choc.

En même temps, deux des piliers sur lesquels reposaient les démocraties modernes, le progrès et la cohésion sociale, sont remplacés par deux autres, la communication et le marché qui en changent la nature.

La communication, première superstition du temps présent, nous est proposée comme étant susceptible de tout régler, en particulier les conflits au sein de la famille, de l’école, de l’entreprise ou de l’état. Elle serait la grande pacificatrice. Pourtant, on commence à soupçonner que son abondance même cause une nouvelle forme d’aliénation et que, au lieu de libérer, ses excès incarcèrent l’esprit.

Le marché a désormais tendance à inonder toutes les activités humaines, à les réglementer. Naguère, certains domaines : culture, sport, religion demeuraient hors de sa portée ; maintenant, ils sont absorbés par sa sphère. Les gouvernements s’en remettent de plus en plus à lui (abandon des secteurs d’Etats, privatisations).

Le marché est l’adversaire majeur de la cohésion sociale et de la cohésion mondiale, car sa logique veut qu’une société se divise en deux groupes : les solvables et les non solvables. Ces derniers ne l’intéressent guère : ils sont hors jeu.
Le marché est, intrinsèquement producteur d’inégalités.
Il y a soixante millions de pauvres aux Etats-Unis, le pays le plus riche du monde. Plus de cinquante millions au sein de l’Union Européenne, première puissance commerciale. Au Etats-Unis, 1% de la population possède 39% de la richesse du pays. Et, à l’échelle planétaire, la fortune des 358 personnes les plus riches, milliardaires en dollars, est supérieure au revenu annuel des 45% d’habitants les plus pauvres, soit 2,6 milliards de personnes…

La logique de la compétitivité a été élevée au rang d’impératif naturel de la société. Elle conduit à faire perdre le sens du « vivre ensemble », le sens du « bien commun ». Tandis que la redistribution des gains de productivité se fait en faveur du capital et détriment du travail, que le coût de la solidarité est considéré comme insupportable et que l’édifice de l’Etat-providence est mis à bas .
Tous ces changements structurels et conceptuels, à l’œuvre depuis une dizaine d’années, ont produit un authentique éclatement du monde.

Des concepts géopolitiques comme état, pouvoir, démocratie, frontière n’ont plus la même signification. Au point que, si l’on observe le fonctionnement réel de la vie internationale, on constate que ces acteurs ont changé.
Beaucoup se demandent comment penser le futur. Et expriment le besoin d’une nouvelle rationnalisation du monde. Ils attendent une sorte de prophétie politique, un projet réfléchi de l’avenir, la promesse d’une société réconciliée en pleine harmonie avec elle-même.

Mais y-a-t-il un espace, aujourd’hui, entre les ruines de l’Union soviétique et les décombres de nos sociétés déstructurées par la barbarie néolibérales ?
Cela semble peu vraisemblable, parce la méfiance à l’égard des grands projets politiques s’est généralisée et que l’on vit, en même temps, une grave crise de représentation politique, un énorme discrédit des élites technocratiques et des intellectuels médiatiques, et une rupture profonde entre les grands médias et leur public.

Beaucoup de citoyens souhaiteraient introduire une graine d’humanité dans la barbare machinerie néolibérale ; ils sont à la recherche d’une implication responsable, éprouvant un désir d’action collective. Ils voudraient affronter des responsables bien identifiés, sur lesquels déverser leurs reproches, leurs inquiétudes, leurs angoisses et leur désarroi, alors que le pouvoir est devenu largement abstrait, invisible, lointain et impersonnel. Ils voudraient encore croire que la politique a réponse à tout, alors que la politique a de plus en plus de mal à fournir des réponses simples et claires aux problèmes complexe de la société.

Chacun ressent pourtant, comme rempart contre la déferlante néolibérale, la nécessité d’un contre-projet, d’une contre-idéologie, d’un édifice conceptuel pouvant être opposé au modèle dominant actuel.
Mettre celui-ci sur pied n’est guère facile car, on part d’une situation de quasi-table rase, les précédentes fondées sur l’idée de progrès ayant trop souvent sombré dans l’autoritarisme, l’oppression et la manipulation des esprits.

Dans la société contemporaine, il devient indispensable, en conséquence de reintroduire du collectif porteur d’avenir . Et l’action collective passe désormais par des associations autant que des partis politiques ou les syndicats.
Les partis possèdent, entre autres, deux caractéristiques qui les rendent moins crédibles : ils généralistes (ils prétendent régler tous les problèmes de la société) et locaux (leur périmètre d’intervention s’arrête aux frontières du pays)
Les associations en revanche ont deux attributs symétriques et inversés par rapport à ceux des partis : elles sont thématiques (elles s’attaquent à un seul problème de la société : le chomage, le logement, l’environnement, la justice, l’égalité etc.) et transfrontières, leur aire d’intervention s’étend sur toute la planète (Act-up, Agir contre le chômage(AC), droit au logement (DAL), Green-peace, Amnesty international, Attac, Médecin du Monde, transparency, (World Wild life).

Si les associations naissent à la base, témoignant de la richesse de la société civile, et pallient les déficiences du syndicalisme et des partis, elles ne sont parfois que de simples groupes de pression et manquent de la légitimité démocratique de l’élection pour faire aboutir leurs revendications. Le politique prend à un moment ou à un autre le relais. Il est donc capital que le lien entre associations et partis se fasse.

Ces associations continuent de croire qu’il est possible, en se fondant sur une conception radicale de la démocratie, de transformer le monde. Elles constituent sans doute les lieux d’une renaissance de l’action politique en Europe et pourquoi pas dans le reste du monde.
Pour rétablir l’ONU (Organisation des Nations Unies) au cœur du dispositif du droit international, une ONG (organisation non gouvernementale) capable de décider, d’agir et d’imposer un projet de paix perpétuelle ; pour conforter des tribunaux internationaux qui jugeront les crimes contre l’humanité, contre la démocratie et contre le bien commun ; pour interdire les manipulations de masses ; pour mettre en terme à la discrimination des femmes ; pour rétablir de nouveaux droits à caractère écologique ; pour instaurer le principe du développement durable ; pour interdire l’existence des paradis fiscaux ; pour encourager une économie solidaire etc.
« Dans les chemins que nul n’a foulés risque tes pas, dans les pensées que nul n’a pensées risque ta tête », pouvait-on lire sur les murs du théâtre de l’odéon, à Paris, en mai 1968. Si nous voulons fonder une éthique du futur, la situation actuelle invite aux mêmes audaces.

Le virage social des ONG des droits de l’homme
Amnesty International s’engage dans la défense des droits économiques
Réuni à Dakar le 17 août, le 25e conseil international (AI) devrait entériner une modification de ses statuts afin de ne plus se cantonner à la défense des seuls droits civils et politiques, mais d’embrasser aussi les « droits économiques, culturels et sociaux ».

Extension naturelle
L’exercice s’annonce long et délicat. Car la focale de l’objectif s’élargit. Potentiellement, AI, et son million de membres présents dans 162 pays, pourrait se pencher sur le droit à la santé (et intégrer, par exemple, les campagnes pour l’accès aux médicaments antisida) ; faire du lobbying sur le droit à l’éducation (dénoncer les conséquences des plans d’ajustements structuraux de la Banque mondiale ou du FMI ; englober la pauvreté qui se traduit par la violation concrète des droits humains ; mener des actions contre les multinationales qui se compromettent avec des régimes répressifs ; ou les pousser à incorporer des codes éthiques.

Le 30 mai 2001, le rapport annuel d’AI s’articulait autour de la mondialisation. Son président de l’époque, Pierre Sané, concluait : « l’organisation ne peut se limiter à la défense des seuls droits civils et politiques, mais porter sur l’ensemble des droits fondamentaux de la personne humaine».

Ralliement
Amnesty International n’est pas la seule ONG des droits de l’homme à avoir fait cet aggiornamento. La LDH (Ligue des droits de l’Homme), la FIDH (fédération internationale des droits de l’homme), dénonçait, en 1997, à Dakar, l’illégitimité de la Banque mondiale et du FMI. L’organisation américaine Human Rights Watch (HRW), qui ne travaille qu’avec des experts, a créé, elle aussi, un bureau « business et droits de l’homme » en 1997, au moment où elle dénonçait les « dérives », par exemple, de British Petroleum en Colombie.

La FIDH (114 ligues, 1millions de membres) est présente à tous les sommets de contestation depuis l’AMI (Accord Multilatéral sur l’Investissement) en 1998. Elle multiplie les enquêtes sur les institutions financières, sociétés transnationales ou accords du commerce et leur impact sur les « droits humains ».

Enquête et contrôle.
Le déclic de la FIDH remonte à 1995. Elle livre alors un réquisitoire implacable contre Total en Birmanie. L’ONG a eu le sentiment de « frapper juste ». Du coup, elle a mis des avocats et économistes sur le dossier de la mondialisation. En 2000, la FIDH est arrivée à Prague, lors de la réunion FMI-Banque mondiale, avec un autre rapport sur le très controversé pipeline Tchad-Cameroun sur lequel elle a travaillé avec HRW et les amis de la terre. La Banque, depuis, sollicite régulièrement son avis. La FIDH ne se place pas seulement dans le registre de la confrontation. Il y a trois ans, elle a mis en place « un mécanisme de contrôle » avec Carrefour, afin de procéder à une centaine d’audit sur les conditions de travail de ses filiales textiles.

De la morale au droit
En dépit de leur crainte de « la récupération », les mouvements de la contestation voient plutôt d’un bon œil l’arrivée des ONG des droits de l’homme sur leur secteur. « les contestateurs comprennent les vertus du prisme des droits de l’homme, dit Francis Perrin, d’Amnesty. Le droit fait changer la nature du débat : de morale ou politique, elle devient juridique. On pourrait envisager des actions coordonnées avec les Anti. ». Un responsable d’Attac résume : « Avant, quand on rencontrait des militants des droits de l’homme, on avait peu de choses à leur dire. Désormais, c’est différent. La stratégie de maillage international, de nouvelles solidarités, joue à plein. » Les passerelles se constituent entre syndicats, écologistes, mouvements de solidarité.

Se donner de nouveaux outils d’analyse
Promouvoir des instruments de mesure comme celui du développement humain, créé par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) ; distinguer, par exemple, les richesses premières (ressources anthropologiques et ressources écologiques) et les richesses dérivées, qui supposent l’existence des précédentes ; créer un « indicateur de destruction » pour faire apparaître dans une rubrique négative ce qui détruit les humains et la nature (accidents, pollution, etc.), tout en contribuant au PIB ; à l’inverse, faire apparaître les non-dépenses dues à la prévention. Bref, reconstruire le champ de l’économie à partir d’un lexique qui lui donne du sens en ne réduisant pas la personne humaine à une valeur comptable. Un chantier urgent pour les économistes non englués dans le conformisme libéral.

Empêcher le dévoiement du multimédia
L’explosion des nouvelles technologies de l’information et de la communication, avec Internet pour emblème, est entrain de créer une « société de l’information » au service exclusif du commerce, du pouvoir des groupes géants et de l’hégémonie américaine. Le citoyen en est largement exclu. Or ces technologies, qui interviennent dans la quasi-totalité des activités humaines, ne sont neutres : elles structurent les manières d’apprendre, de penser, de produire, d’échanger, de décider et de représenter le monde. Les pouvoirs publics doivent donc faire de leur appropriation sociale une des bases de l’éducation civique de l’ensemble de la population. Et, pour cela, mettre à contribution les grandes sociétés du secteur, au lieu de leur livrer clés en main l’accès aux établissements scolaires. Cette taxation freinera la diffusion du multimédia, provoquera des retards.

Garantir un revenu à tous
La mutation informationnelle permet de produire toujours plus de biens et de services avec toujours moins de travail humain. Ce qui devrait être une bonne nouvelle sert trop souvent de justification à la mise à l’écart de pans entiers de la population. Il faut inverser cette logique, retourner les armes du (reconfiguration) au service des citoyens. Se demander d’abord quelle société nous voulons et utiliser les nombreux outils disponibles, en premier lieu les outils politiques et technologiques, pour lui donner vie. Oui, il est financièrement et techniquement possible de donner à chacun cette sécurité personnelle minimale qu’est la garantie d’un revenu décent et de prestations sociales fondamentales, indépendamment de l’occupation d’un emploi.
Nouvelle distribution du travail et des revenus dans une économie plurielle dans laquelle le marché occupera seulement une partie de la place, avec un secteur solidaire et un temps libéré de plus en plus importants.

Donner sa place au Sud
Donner sa place au Sud, c’est mettre fin aux politiques d’ajustement structurel ; annuler une grande partie de la dette publique ; augmenter l’aide au développement, alors qu’elle est en chute libre ; promouvoir, notamment par le co-développement, des économies autocentrées ou en tout cas moins extroverties, seules garantes d’une croissance saine et de la sécurité alimentaire ; investir massivement dans la construction d’écoles, de logements et de centres de santé ; donner accès à l’eau potable au milliard d’humains dépourvus, etc.

Construire un espace public planétaire
Si la nation est le seul cadre dans lequel les citoyens peuvent effectivement exercer l’intégralité de leurs droits démocratiques, du moins quand ils en ont, la globalisation des problèmes à régler et celle des acteurs dominants (marchés financiers, entreprises transnationale) imposent des régulations à l’échelle mondiale. C’est le rôle théorique des organisations internationales et des agences intergouvernementale, dont les pouvoirs doivent être renforcés.

Désarmer le pouvoir financier
L’indispensable retour au primat du politique et des droits des citoyens implique une reconquête des espaces perdus au profit de la sphère financière. Certains des moyens à utiliser sont bien connus : taxation significative du capital, des revenus financiers et des transactions sur les marchés des changes (taxe Tobin).
Interdiction, pour les entreprises publiques et parapubliques, d’ouvrir des comptes dans des banques ayant des succursales dans des paradis fiscaux, dont la liste devra être régulièrement mise à jour et largement diffusée. Campagne internationales auprès des actionnaires des entreprises privées en vue du même objectif. Exigence de la levée du secret bancaire, en particulier en Suisse et au Luxembourg. Refus des fonds de pension comme solution de rechange aux systèmes de retraite par répartition. C’est sur ces thèmes que doit travailler (…).

L’anti-mondialisation
Les anti-mondialistes n’ont pas tort lorsqu’ils disent que le grand problème posé au nantis du XXIe siècle sera la misère des nations prolétaires. Le capitalisme a toujours eu ses laissé-pour-compte. Et il y a toujours eu, à chaque étape de son développement, des contre-pouvoirs qui l’ont contraint à prendre en compte ces incomptés.
Pourquoi l’époque ferait-elle exception ? Pourquoi le nouvel empire mondial saurait-il, mieux que ses prédécesseurs, et sans rapport de forces l’y obligeant, réguler ses effets pervers ? Pourquoi ne pas savoir gré à Attac d’incarner ce rapport de forces et de forcer le club des puissants à considérer les deux milliards d’hommes et de femmes qui vivent avec moins de dix francs par jour ?
Les anti-mondialistes n’ont pas tort quand ils proposent, au titre des mesures d’urgence, d’annuler purement et simplement la dette des pays les plus pauvres. Cette dette, généralement contractée par des dictateurs déchus, ces sommes colossales, prêtées avec une légèreté coupable, et dont l’essentiel est allé grossir les comptes numérotés des dictateurs en question, saigne les peuples. Elle les étrangle. Elle n’a, dans des pays dont la moitié du budget sert à la rembourser, plus aucun sens économique depuis longtemps. Il est, non seulement juste, mais techniquement possible d’effacer la dette.

Les anti-mondialistes n’ont pas tort quand, pour lutter contre les effets dévastateurs de la spéculation sur les monnaies, ils appellent à l’instauration d’un impôt mondial type « taxe », de faible montant, assis sur les mouvements internationaux de capitaux à court terme, et dont le produit serait affecté à un fond d’aide aux pays les plus démunis.

Les anti-mondialistes ont raison quand, face aux grandes épidémies du siècle, ils hurlent que les maladies sont au Sud, mais que les médicaments sont au Nord et qu’annoncer, comme à Gênes, la création d’un fond de santé doté de moins du dixième des ressources réclamées.
Les anti-mondialistes ont raison, enfin, de se battre pour que soient soustraits à la seule logique marchande ces »biens communs » que sont le climat, la santé, la sécurité alimentaire, les gênes, peut-être la culture.

Bibliographies et sources documentaires
Gérard, Duménil et Dominique Lévy,au-delà du capitalisme, PUF, coll. « Actuel Marx-confrontation », Paris, 1998.

François Furet, le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert-Laffont-Camann-Lévy, Paris, 1995.

Karl Marx, le capital, critique de l’économie politique, livre premier, tome I Editions des Sciences Sociales, Paris, 1962.

Jean-François Bayart, l’illusion identitaire, fayard, Paris, 1996.

François Hartog,« Temps et histoire. Comment écrire l’histoire de France ? », annales, sciences sociales, EHESS, Paris, 1995.

Robert Castel, les métamorphoses de la question Sociale. Une chronique du salariat, fayard, Paris, 1995.

Giovanni, Levi, le passé lointain. Sur l’usage politique de l’histoire, in les usages politiques du passé, Edition de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris 2001.

Pierre Bourdieu, La noblesse d’état ; grandes écoles et esprits de corps, Editions de Minuit, Paris, 1989.

Pierre Rosanvallon, « malaise dans la représentation », in François Furet, Jacques Julliard.
La république du centre, la fin de l’exception française, Calmann-Lévy, Paris, 1988.

La pensée politique, co-dirigée par Marcel Gauchet, Pierre Manent et Pierre Rosanvallon et éditée aux Editions gallimard, le seuil, coll. « Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ».

Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Rapport mondial sur le développement humain, Edition Economica, Paris, 1997.

Quelle université pour l'Afrique?

Quelle université pour l’Afrique ?


INTRODUCTION

La problématique qui inspire cet axe de recherche est que les courants qui, dans le contexte de la mondialisation, affectent la vision et l'organisation du monde, affectent aussi et de façon relativement profonde, l'Afrique. Les enjeux, les modalités d'organisation, les modèles de savoirs et de représentation et les technologies qui fondent le concept de la mondialisation y ont fait irruption dans de nombreux aspects de la vie sociale et à tous les niveaux, conduisant à réduire les espaces d'autonomie des pays et à favoriser la constitution de rapports sociaux et économiques contournant les territoires.

Dans sa définition, deux traits semblent caractériser la mondialisation : d'un côté, un changement d'échelle des pratiques sociales qui engendre une relecture des principes de territoire national et de souveraineté au profit de notions nouvelles d'espace, de réseau voire de communauté virtuelle, de l'autre, le caractère fondamentalement inégal des échanges dans lesquels, en dépit d'une réglementation de plus en plus générale et universelle, les partenaires ne contrôlent pas au même degré les flux qui parcourent la planète.

Mais dans sa performance, la mondialisation, à l'instar d'ailleurs des autres idéologies, ne se réduit pas à une logique simple d'imposition ou de rejet. Elle semble contribuer à redéfinir les enjeux sociaux en offrant de nouvelles ressources et perspectives assorties de nouvelles contraintes qu'investissent les acteurs. Ceux-ci peuvent donc se l'approprier en en faisant une réécriture pour un enjeu local. Des dynamiques locales émergent effectivement pour répondre aux exigences normatives que véhicule la mondialisation ou pour s'en éloigner.

L'étude des confrontations des sociétés africaines aux dynamiques de la mondialisation qui doit être proposée s'appuie sur deux perceptions qui informent les représentations sur l'Afrique.

La première perception souligne que plus que tous les autres espaces, l'Afrique et plus particulièrement l'Afrique subsaharienne semble être soumise à des impératifs et des obligations venues d'ailleurs certes, mais est contrainte d'adhérer à ces modes de gestion, d'organisation et de représentations sociales et politiques conçus comme universels pour en tirer profit. La mondialisation se traduit alors par des ajustements institutionnels assimilés à des réformes et par des transferts de compétences, volontaires ou non, ayant parfois pour cadre l'insertion dans des ensembles régionaux ou continentaux sinon dans des «programmes de développement». Elle s'accompagne de phénomènes de fragmentation et de recomposition des territoires ainsi que de multiplication d'acteurs échappant souvent à tout contrôle et dont le théâtre d'action s'étend désormais, grâce aux réseaux, à l'ensemble de la planète. Dans ce contexte les États sont confrontés, malgré les efforts de ré-appropriation dans d'autres domaines de la vie sociale et du développement technique, à l'incapacité croissante de contrôler les espaces qui relèvent de leur responsabilité. Du coup, se trouve remis en cause l'un de leurs attributs fondamentaux, le principe de souveraineté.

La seconde perception souligne que les pays africains, sauf de rares exceptions localisées aux extrémités du continent, semblent très marginaux en terme de flux commerciaux et financiers et en terme d'intégration aux grandes aires régionales qui redessinent la géographie du globe. En revanche, ils sont confrontés à des exigences internes fortes, liées à des phénomènes anciens comme la pauvreté et les rapports au sol et au territoire, mais aussi nouveaux comme la précarité des acquis du développement et les grandes vulnérabilités du potentiel humain.

Ces deux perceptions traduisent les défis que semblent devoir relever l'Afrique : la mondialisation avec ses problématiques de réformes, d'insertion dans des réseaux et de souveraineté en est un aspect,
la pauvreté et le développement en sont l'autre. Et ces deux défis semblent devoir tenir compte l'un de l'autre. Les dynamiques paradoxales qu'ils génèrent se retrouvent à l'oeuvre dans le secteur clé du développement et de la modernisation qu'est l'enseignement supérieur.

L'enseignement supérieur, tant dans les pays du Nord que dans les pays en développement, est confronté aux nouveaux défis d'adaptation et de rénovation des dispositifs de production et de transmission des connaissances qu'entraîne la mondialisation des échanges. La responsabilité de la formation des cadres nécessaires pour combler le fossé qui existe actuellement au niveau des savoirs et savoir-faire entre l'Afrique subsaharienne et le reste du monde revient en priorité à l'université. Or, les universités africaines, sont entrées dans l'ère de la mondialisation dans une situation de crise.

Dans le monde occidental et plus particulièrement dans les institutions internationales chargées de la régulation de la mondialisation, on leur reproche aujourd'hui, oubliant les mesures devant lesquelles elles ont dû s'exécuter pour rentrer dans le cadre des contraintes macro-économiques, de n'avoir pas su former tant en nombre qu'en qualité, les cadres dont le continent aurait besoin pour participer à la nouvelle économie. Or les mesures préconisées par le Document de politique générale de 1988 de la Banque mondiale pour la réduction globale de leur budget et exécutées, telles les allégements de l'entretien des structures et de la qualité des formations pour réduire les charges, la suppression des aides matérielles et financières aux étudiants, la mise en oeuvre d'une politique de participation des familles aux coûts, etc., ont fini par plonger nombre de ces établissements dont les effectifs n'ont d'ailleurs pas cessé de croître, dans une situation de récession et d'instabilité peu propice au travail de mutation et de modernisation.

Ce sont les conséquences de cette crise et les efforts tant pour en sortir, que pour continuer à arrimer l'enseignement supérieur africain dans les espaces, au niveau international et de la mondialisation, que nous tenterons d'analyser. II est constitué de cinq parties, qui traitent des points suivants :

- Les carrières universitaires : une des conséquences immédiates de la crise des universités africaines et plus particulièrement de l'instabilité qui y règne est la forte mobilité du corps enseignant en quête d'une nouvelle reconnaissance, mais aussi, pour ceux qui restent, un sentiment de doute quant à leur valeur. Les études s'intéressent aux communautés nationales des universitaires, notamment à la condition des enseignants-chercheurs pris entre la mondialisation des réseaux de recherche et filières de formation et l'individualisation des carrières.

- Les diplômes et l'insertion professionnelle : si la production des élites est fortement concurrencée par des institutions extérieures, même les marchés captifs des universités nationales semblent ne plus assurer de débouchés à leurs diplômés. La question de la reconnaissance des diplômes s'impose insidieusement. Va-t-on vers une redéfinition de la production des universités et des statuts des élites ?

- Des campus entre crises et réformes : « grèves, années blanches, dissolution, grève du zèle rampante des enseignants, pénuries documentaires, fuite des compétences, réduction des allocations publiques », de nombreuses universités sont en panne. Mis à mal par l'évolution des effectifs et le contexte socio-économique, l'univers quotidien des étudiants s'est aussi peu à peu détérioré. Des réformes ont cherché à ouvrir l'Université sur le monde, susciter la concurrence du secteur privé pour désengorger et diversifier et sont parfois allées jusqu'à leur point ultime : la refondation de l'université, dont on espère qu'elle créera les conditions d'une modernisation et d'une meilleure adéquation.

- Les nouveaux outils de formation et modes de communication des connaissances, les campus virtuels : créée pour sortir de l'impasse les pays dont on estime qu'ils ne peuvent plus compter, avant longtemps, sur leur système d'enseignement supérieur pour faire face à leurs nouveaux besoins dans le contexte de la mondialisation, « l'Université Virtuelle Africaine » a cherché à mettre hors-jeu les universités nationales tout en s'adressant à leurs acteurs. Et là où ils se sont implantés, « les Campus Numériques », avatars de l'Université Virtuelle Francophone, ont cherché à les doper en mettant à leur disposition les outils d'accès aux réseaux d'information et de communication ainsi qu'aux ressources scientifiques. Malgré sa sensibilisation précoce aux technologies de l'information et de la communication, l'enseignement supérieur apparaît comme l'un des secteurs de la société africaine qui ont le moins bénéficié de leurs apports. Les contributions étudient les conditions et les moyens d'appropriation de ces puissants outils de délocalisation mais aussi de démultiplication des formations.

- Vers de nouvelles formes d'organisation ? : la mondialisation ne pose pas que des problèmes d'adaptation à l'enseignement supérieur en Afrique, elle suggère aussi de nouvelles organisations de la transmission des savoirs. Cette dernière partie propose à la fois une réflexion sur la mondialisation, la marchandisation et la modernisation de l'éducation, la présentation d'un exemple de coopération académique et de création de valeur entre un établissement privé et une université publique et un essai de réhabilitation du rôle des organismes internationaux dans l'évolution de l'éducation vers le développement durable et de nouvelles formes de citoyennetés transnationales.

MONDIALISATION ET MARCHANDISATION DE L'ÉDUCATION
Depuis les années 1980 de très nombreux débats sur l'éducation réunissent des chercheurs de diverses disciplines : sciences de l'éducation, économie, sociologie, philosophie, communication... Mais ce n'est pas tant la finalité de l'éducation qui retient l'attention que le rôle des acteurs socio-éducatifs, et les technologies éducatives. Après les radios scolaires, la télévision scolaire, c'est le tour de l'ordinateur et de l'Internet à l'école. Le fonctionnement des technologies éducatives semble s'inscrire, en partie, dans une logique marchande renforcée par l'essor des nouvelles technologies de communication, dont l'émergence et le déploiement sont indissociables de l'économie de marché. « Tout se vend » aujourd'hui, et tout peut devenir marchandise, y compris l'éducation. Or il existe apparemment une contradiction structurelle et idéologique entre le système éducatif et le système économique.

Les notions de mondialisation et d'éducation reposent sur deux univers conceptuels théoriquement différents. L'éducation était nationale, comme le rappelle l'intitulé du ministère de l'Éducation nationale ;
elle s'inscrivait dans le projet interne élaboré par un État pour la formation de ses citoyens. La mondialisation, par contre, est un concept économique qui s'insère dans un espace transnational, où circulent les flux de capitaux. Étant donné que l'éducation est traitée de plus en plus comme une marchandise, ne risque-t-elle pas de tomber sous les lois de fluctuations et de rentabilisation du marché ?

Dans le même ordre d'idées, marchandisation et éducation semblent être des notions antinomiques : l'une ressortissant au domaine du mercantilisme et de la rentabilité, l'autre supposant une démarche de gratuité et d'épanouissement humaniste. Là encore, l'évidence qui s'impose, c'est que ces deux notions sont de plus en plus imbriquées, comme si l'éducation entrait elle aussi dans l'ère et dans l'aire du soupçon.

Nous interrogerons ici la validité des questions suivantes en matière d'éducation : quelles sont les implications des mutations que connaît le milieu de l'éducation ? Lorsque la connaissance change de mains et que les entreprises et les financeurs se mêlent de l'éducation, que deviennent les enjeux purement éducatifs et quelles peuvent en être les conséquences ? En ce qui concerne l'Afrique, quelle est la prégnance et quels sont les enjeux des nouvelles technologies éducatives dans le contexte de la mondialisation ?

ÉDUCATION, MODERNITÉ, MONDIALISATION

Parler d'éducation, de modernité et de mondialisation, c'est évoquer leur trajectoire historique quasi identique. II est difficile de les dissocier en tant que notions et concepts, parce qu'elles appartiennent à des champs interdépendants. D'une certaine manière l'éducation a servi à cultiver et à véhiculer l'esprit de la modernité fondé sur trois dogmes concomitants : le mythe du progrès, l'impératif du développement économique et l'universalité des valeurs scientifico-techniques. Cette universalité revêt aujourd'hui le visage de la mondialisation. Avant d'aller plus loin dans cette réflexion, un premier travail de compréhension des termes s'impose ainsi que la définition des rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres.

ÉDUCATION ET FORMATION

Si l'on se réfère à ses méthodes, la polysémie de l'éducation s'exprime à travers les notions contenues dans les verbes suivants : initier, enseigner, former, façonner, mouler, transformer, dresser, accoutumer, reproduire. Du point de vue culturel et anthropologique, l'éducation est une transmission de connaissances, de modes de comportement, ainsi qu'une contribution au développement « intégral » de l'être humain. Elle est alors synonyme de sagesse. Éduquer c'est montrer le chemin de la sagesse. Cette sagesse peut être transmise dans un cadre institutionnel ou non. L'éducation équivaut par ailleurs à un ensemble de bonnes manières constituant un code de savoir-vivre. Les « bonnes manières » caractérisent l'homme civilisé, socialisé, « cultivé », par opposition à l'individu, « mal poli », inadapté au fonctionnement d'une collectivité. II existe d'autres formes d'éducation, comme celles qui consistent à familiariser un individu de manière méthodique à une certaine sensibilité : éducation de l'oreille, de la voix, du regard, du goût, des réflexes, de la mémoire. L’éducation correspond également à un apprentissage spécialisé et à la préparation des individus à la vie professionnelle.

Ce qui caractérise l'ensemble des définitions susmentionnées c'est qu'elles impliquent une notion de durée, nécessaire à l'assimilation d'un savoir. Cette notion essentielle de durée constitue l'aspect distinctif qui différencie l'éducation d'une autre forme de transmission du savoir de plus en plus privilégiée dans le nouveau paysage éducatif : il s'agit de la formation.

Contrairement à la notion de longue durée qui caractérise l'éducation, l'un des sens prédominants de la formation se réfère à un système de transmission et d'acquisition de connaissances conçue pour une application immédiate dans le domaine professionnel. D'ailleurs l'adjectif « professionnel » est régulièrement accolé au nom formation, de manière quasi indissociable : formation professionnelle. Si jusqu'ici la formation était souvent considérée comme une « province » de l'éducation, on s'aperçoit désormais d'une certaine mutation dans la pratique éducative. Elle a conquis un espace de plus en plus important dans le domaine de l'éducation spécialisée. Cette mutation s'est opérée sous l'influence de phénomènes extérieurs au monde de l'éducation. Nous avons choisi d'en mentionner deux des plus visibles : la crise économique qui se fait ressentir depuis 1973-1974, et le développement croissant de la marchandisation.
Cette crise exerce une influence directe sur le destin et l'orientation de l'éducation, dans la mesure où le marché du travail n'absorbe plus tous les diplômés issus du système éducatif traditionnel. II s'ensuit, d'une part, une réévaluation des savoirs en fonction de leur applicabilité dans le monde du travail, d'autre part, une nécessité d'adaptation de l'enseignement aux nouvelles donnes économiques. En résumé, le monde économique a conquis une place prépondérante dans le domaine de la création et de la suppression des emplois. Le poids du chômage et la menace de la précarisation déterminent les choix des apprenants, comme ceux des décideurs éducatifs. Dans ce nouveau contexte la formation apparaît comme une arme de survie, conçue en fonction des réalités du marché de l'emploi.

La formation est souvent perçue comme étant plus efficace, et plus aisément rentabilisable que l'éducation traditionnelle. Elle bénéficie du prestige rassurant de la rapidité : formations courtes, formations accélérées. Là où l'éducation requiert une durée relativement étendue, la formation implique un rythme plus rapide, dicté par un sentiment d'urgence.

La formation prône une démarche pragmatique, dispensant un savoir formaté pour être utilisable immédiatement. Ce savoir est garanti par des stages pratiques, par opposition aux formations dites trop « théoriques », où l'on apprend beaucoup de choses « qui ne servent à rien». Autrement dit, trop de théorisation égale thésaurisation d'un savoir non rentable. II en résulte une nouvelle « lecture » ou perception des diplômes de la part du marché du travail qui « emploie » les diplômés. Le diplôme perd de son prestige mythique au moins pour quatre raisons :

- sa durée d'acquisition n'est pas toujours conforme à l'esprit et à la conception du temps de l'entreprise (« time is money ») ;
- il n'y a plus forcément adéquation entre le niveau du diplôme et l'emploi fourni ;
- l'entreprise peut former elle-même, « sur mesure », les cadres dont elle a besoin
- l'entreprise privilégie souvent dans les recrutements des personnes peu diplômées parce qu'elles sont plus malléables et coûtent moins cher en termes de salaire.

Avec la nouvelle conception de la formation, l'éducation devient une « ressource » à gérer et à vendre, comme l'illustre la création d'un département spécialisé au sein des entreprises, intitulé Direction des Ressources Humaines (DRH). Finalement, il est loisible de se demander si la crise n'a pas favorisé la formation contre l'éducation. En somme, l'éducation nous confronte à une complexité de pratiques, de sens et d'enjeux. Les mutations qu'elle subit nous ramènent simultanément à d'anciens mythes et à de nouveaux rêves. Aujourd'hui il existe une nouvelle équation qui suscite légitimement des réactions contradictoires d'inquiétude ou d'enthousiasme, à savoir, l'éducation correspond au triptyque modernité -mondialisation -marchandisation (ou économicisation).

Le consensus qui se dégage des critiques de la mondialisation, se fait autour de la dénonciation d'une libéralisation à outrance du marché de l'éducation. Nous constatons à ce propos que la marchandisation de l'éducation, tout comme la mondialisation d'ailleurs, n'est pas un phénomène nouveau. Ce phénomène a ses germes dans l'école traditionnelle occidentale et américaine, ainsi que dans les choix politiques et économiques qui ont cours depuis plusieurs siècles. Les incidences d'un tel processus sur l'évolution des sociétés actuelles nous semblent extrêmement ambiguës, et elles contiennent de nombreuses inconnues. II importe donc de repérer sur le plan historique les relations qui ont depuis longtemps existé entre le savoir, la marchandisation et le pouvoir, au cours des avatars de la modernité.

MODERNISATION, MODERNITÉ ET IDÉOLOGIE MARCHANDE
La modernisation conçue comme perfectionnement des outils techniques et des structures, est concomitante de la modernité qui s'est constamment nourrie de l'idée du progrès. Par rapport au projet de modernisation et à l'esprit de la modernité, l'éducation et le savoir sont considérés comme un facteur de progrès et de développement. Cependant les très nombreuses études critiques consacrées à la modernité ont mis en évidence de nombreuses contradictions : le contraste entre les conquêtes matérielles et le désenchantement, entre les aspirations égalitaires et le maintien des mécanismes d'inégalités sociales, entre le rêve humaniste et la marchandisation croissante de ta culture et du savoir.

Au cours de la période de la Renaissance souvent associée à la naissance des temps modernes, on constate déjà les paradoxes suivants. Une véritable mystique de la connaissance et de l'humanisme fait bon ménage avec le triomphe du mercantilisme qui va de pair avec l'expansion, la colonisation et les génocides (guerres de religions, traites négrières). Ces paradoxes se déploient dans le cadre de ce que Serge Latouche appelle « la première mondialisation », car le nouveau paysage économique et géopolitique du monde réunit l'Europe, l'Afrique, l'Asie et les Amériques. Les valeurs morales elles-mêmes sont touchées par la dynamique marchande : marchandisation de l'honneur (les titres de noblesse sont vendus par des nobles désargentés à des bourgeois riches). Les valeurs religieuses n'échappent pas à un certain positionnement par rapport à la richesse ou à l'argent : vente des indulgences, simonie.

C'est au XVIIIe siècle, siècle des Lumières et de la modernité, que se noue l'association entre les avancées techniques et l'idéal d'amélioration de l'homme. Cette convergence s'exprime dans l'une des notions fondamentales du siècle, le progrès, dont le fondement est la science qui renferme une explication supérieure du monde et qui est à même de réaliser le bonheur de l'humanité. On remarquera une fois de plus le paradoxe suivant ; d'une part la pensée du XVIIIe siècle combat l'irrationnel, notamment à travers la dimension religieuse, d'autre part elle crée une nouvelle religion du savoir, en divinisant la connaissance et en sacralisant la raison omniprésente et omnipotente.

Cependant les débuts de la modernité sont aussi situés dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à travers ses manifestations techniques les plus spectaculaires. C'est le siècle de la vapeur, de l'électricité et du téléphone, mais aussi le siècle du positivisme. Auguste Comte va même jusqu'à rédiger le Catéchisme positiviste (1852). D'une certaine manière science, technique et savoir servent l'objectif de modernisation en même temps que la politique expansionniste (colonisation de l'Afrique), tout en perpétuant l'idée de « mission civilisatrice » de Condorcet, reprise par l'école de Jules Ferry.

Au xxe siècle, les rapports entre savoir, modernisation et modernité vont suivre un double mouvement. D'un côté, ils intègrent les nouvelles données induites par le développement technique, à savoir l'industrialisation, la massification et l'informatisation. D'autre part on constate que le développement technique industriel n'exclut pas une certaine peur face à la toute-puissance de la technique, considérée parfois comme un synonyme de totalitarisme à cause des capacités de contrôle offertes par certaines technologies. II s'est développé également une perception de la technique comme facteur du délitement des valeurs et de dilution du lien social. Rappelons que ce siècle très technicien a connu deux guerres mondiales et plusieurs génocides.

Au terme de ce bref parcours historique, il semble que l'éducation, en tant que synonyme d'amélioration et d'humanisation de l'homme, a échoué. La connaissance demeure un instrument de pouvoir même dans un système démocratique. D'un autre côté, la modernité fonctionnant comme idéologie a finalement montré ses limites. Il se dégage l'impression que seule la modernisation capitaliste occupe l'espace économique et culturel depuis l'effondrement du bloc soviétique et communiste.

MONDIALISATION ET MARCHANDISATION

Le concept de mondialisation, ou globalisation (terme anglo-saxon), bien qu'issu du terreau économique, recouvre actuellement plusieurs dimensions interdépendantes : économique, politique, social, idéologique. Les études et les publications foisonnent sur ce thème et révèlent, à l'examen, un surprenant mélange de délire et d'objectivité, de pessimisme et d'optimisme. Historiquement, le terme a été lancé, dans un esprit de slogan, par la firme japonaise Sony au début des années quatre-vingt, au cours d'une campagne publicitaire, selon laquelle un spot commercial n'a pas à s'adapter aux diverses cultures, car il transporte en lui-même une culture globale. Ce slogan s'inscrit dans une dynamique d'expansion économique conquérante. « Comme le capital auquel elle est intimement liée, la mondialisation est en fait un rapport social de domination et d'exploitation à l'échelle planétaire. Derrière l'anonymat du processus, il y a des bénéficiaires et des victimes, les maîtres et les esclaves », écrit Serge Latouche qui distingue sur le plan historique quatre grandes mondialisations :
1- La première mondialisation : elle se développe à la suite des Grandes Découvertes qui ont pour conséquence la colonisation de l'Amérique, les déplacements et mélanges de peuples à l'échelle mondiale, et l'important flux d'échanges en tout genre. L'Europe découvre et adopte la culture de la pomme de terre, du tabac, etc. On introduit la culture du blé en Amérique, ainsi que l'élevage des chevaux, des boeufs, et des moutons...
2- La deuxième mondialisation : elle se matérialise par l'occupation territoriale de l'Afrique, après la Conférence de Berlin (1885), et l'occupation de l'Asie, en vue d'une exploitation coloniale des matières premières. Celles-ci sont rentabilisées dans le cadre d'une « complémentarité » imposée par le « Centre », en même temps que l'environnement économique et culturel africain dit « périphérique » est façonné pour assurer la prospérité de la mondialisation coloniale.
3-La troisième mondialisation : elle correspond au néocolonialisme qui a suivi la décolonisation des années soixante, c'est l'ère des développements inégaux.
4-La quatrième mondialisation : il s'agit de la « nouvelle mondialisation » qui recouvre quatre phénomènes interdépendants à savoir, la transnationalisation des firmes, l'affaissement des régulations étatiques à l'Ouest, l'effondrement de la planification à l'Est, la mainmise de la finance sur l'économie.

Pour Serge Latouche, la mondialisation signifie « l'économicisation du monde : c'est-à-dire la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, sinon en marchandises» Non seulement la mondialisation comporte des dimensions technologiques et culturelles, mais elle absorbe aussi le politique. Quant à l’économisation, elle se manifeste dans le changement des mentalités, à travers le triomphe de la « pensée unique », c'est-à-dire l’omnimarchandisation. Cette nouvelle idéologie totalitaire repose sur certains principes canoniques : l'évangile de la compétitivité, l'intégrisme libéral et le dogme de « l'harmonie naturelle ». En réalité si nous poussons plus loin le rapprochement entre modernité et mondialisation, nous remarquerons que l'on peut aisément mettre l'une à la place de l'autre. Par exemple, en nous référant aux capitales de la modernité répertoriées par Henri Meschonnic (in Modernité Modernité,1988), nous retrouvons les mêmes noms lorsqu'il s'agit de la mondialisation : New York, Paris, Londres, Berlin, Vienne. II faudra certainement rajouter Tokyo. On constate en effet que « les lieux de la modernité sont des lieux de pouvoirs et d'affaires ». Bien sûr Henri Meschonnic reconnaît que la modernité est aussi faite de métissages : en l'occurrence les influences africaines sur certaines « innovations ». La mondialisation, réalité économique au départ, devient un concept parfois mystique, un peu comme une diaphanie de ce que d'aucuns ont appelé la civilisation de l'universel. En somme la mondialisation n'est pas un phénomène nouveau, mais son contenu s'est « enrichi » et complexifié tout au long de l'évolution socio-historique des sociétés modernes. Tout comme la modernité, elle est un mouvement, « insaisissable », riche en paradoxes. Nous verrons davantage sa prégnance dans d'autres aires culturelles lorsque nous aborderons le cas particulier de l'Afrique.

L'examen de nombreuses études consacrées à la modernité, démontre qu'elle a toujours incarné une idéologie globalisante et mondialisante, sans doute parce qu'elle repose sur une vision du monde qui prétend maîtriser la temporalité, la durabilité et la permanence. Etre moderne c'est aussi, grâce à un rapport privilégié à la technique et à des outils conceptuels affinés, être capable d'échapper à l'usure du temps en se situant dans une actualisation permanente. Modernité et mondialisation sont donc indissociables de la dynamique capitaliste occidentale. Toutefois une telle analyse serait insuffisante voire sommaire, si on se limitait à l'aspect économique, car elle ne traduirait pas la complexité et la polysémie de la nouvelle mondialisation. Si la dimension économique suffisait, il faudrait donner raison aux chercheurs comme Edward Goldsmith, qui voient dans la mondialisation une « nouvelle jeunesse pour les comptoirs coloniaux ». Or la carte de l'Occident mondialisant a changé aujourd'hui. II faudrait y inclure les États-Unis et le Japon en tant que puissances organisatrices. D'autre part l'entité colonisatrice n'a plus la configuration géographique d'un État parfaitement identifiable, comme on pouvait le percevoir dans les débats polémiques sur l'impérialisme, « stade suprême du capitalisme ». Ensuite, l'exploitation économique ne concerne plus uniquement les anciennes colonies ou les pays défavorisés. Les exigences de la rentabilité à tout prix, et l'obsession du gain de productivité, ont déterminé une nouvelle structuration à propos de laquelle nous avons choisi de souligner quatre caractéristiques essentielles.

- « les conquistadors » d'aujourd'hui ne se battent plus forcément pour un drapeau ou pour une expansion à caractère nationaliste.

Ils appartiennent à des entités supra-nationales, ou supra-étatiques, internationalement puissantes;
- la « victime » potentielle ou réelle contribue d'une certaine façon, par la magie de la consommation, à sa propre dépendance. Parallèlement, les exigences impitoyables de la concurrence et de la rentabilité peuvent précariser, du jour au lendemain, les populations des puissances mondialisantes ou faire disparaître les entreprises défaillantes ;
- la conquête du monde n'entraîne plus forcément une occupation territoriale. Elle s'est en quelque sorte dématérialisée et respatialisée. Ce qui importe c'est la conquête de marché de consommateurs, indépendamment de leur identité nationale, sociale ou culturelle ;
Les peuples et/ou les groupes sociaux défavorisés sont tous « logés à la même enseigne » : sous le joug du marché.
Edward Goldsmith, dans Le Procès de la mondialisation (2001), en démonte le mécanisme, et éclaire le rôle joué par les firmes transnationales géantes, avec l'appui des élites locales. II dénonce également le piège des prêts qui mettent sous dépendance les économies nationales et il constate que « d'ores et déjà, la banque, la médecine, le tourisme, les médias, l'enseignement, la justice, deviennent transnationaux [...] Cette marchandisation du monde détruit l'État-nation et vide le politique de sa substance, elle fait peser des menaces énormes sur l'environnement, corrompt l'éthique et détruit les cultures. » C'est cet aspect que nous aborderons dans les paragraphes qui suivent. La principale question, à multiples volets, que nous posons est de savoir: qui vend quoi, où, à qui, et dans quel but ?

MAÎTRES - MARCHANDS - MARCHANDISE
Les trois notions ci-dessus évoquent une idée commune que nous avons décidé de synthétiser, pour les commodités de l'exposé, à travers la formulation suivante : l'alliance des 3 M, maîtres-marchands-marchandise. Cette alliance repose sur une corrélation de faits que justifient les processus antagoniques et « complémentaires » suivants : déclin/innovation, mutation/accomplissement. La gestion de cette tension entre crise et innovation comporte d'énormes ambiguïtés qui se compliquent à leur tour sous l'effet de nouvelles donnes : nouveaux paysages cognitifs, nouveaux rythmes, nouvelles spatialisations, nouveaux maîtres, nouveaux modes de consommation, etc. Les mutations survenues dans le monde éducatif depuis la crise économique dont nous avons parlé, ont bouleversé non seulement la pratique mais aussi l'imaginaire de l'éducation. Ces mutations sont particulièrement évidentes dans les domaines suivants : la perception du rôle de l'école, le rapport au savoir et à la connaissance, la conception de la fonction de l'éducateur et de l'enseignant. En outre les institutions éducatives changent parfois de « maîtres » ou naissent dans des contextes inhabituels.

LES LUMIÈRES DÉMYTHIFIÉES
Une longue tradition intellectuelle a fini par imprimer dans nos représentations mentales de l'école, l'idée d'une corrélation « naturelle » entre le savoir, les Lumières et la modernité. II en découle à contrario un corollaire aux conséquences négatives : celui qui n'est pas dans le champ du savoir se retrouve simultanément prisonnier des ténèbres de l'ignorance, du handicap de l'arriération et des limites de l'archaïsme. Une telle association d'idées s'est transformée en piège pour la représentation de l'école, dans la mesure où elle ne peut pas coller au mouvement de plus en plus accéléré de la modernité sans dénaturer son propre rythme de transmission du savoir, qui doit tenir compte d'une certaine lenteur nécessaire à la maturation et à l'assimilation. Soit elle se met au rythme des mutations incessantes de la modernisation, et elle risque de discréditer son propre discours éducatif ; soit elle reste à l'écart de la dynamique des innovations permanentes et elle apparaît comme une structure archaïque, inadaptée aux changements de la société. Dès lors, l'idée selon laquelle « hors de l'école il n'y a point de salut » devient irréaliste, entre la chimère et l'imposture. II y avait danger à penser que l'école était un lieu d'équité, où l'effort régulier et judicieux était récompensé par la réussite professionnelle. Au contraire elle fonctionne comme le lieu d'un filtrage impitoyable, favorisant ceux qui disposent d'un capital culturel et d'un environnement propice aux études. Cela explique en partie la violence de ceux qui sont inadaptés au système, ceux qui « vaudront moins cher » sur le « marché du travail ».

L'école républicaine, démocratique, prend alors les contours incertains d'un « mythe », cette fois au sens illusoire du terme. En effet on peut s'interroger sur l'esprit de l'école républicaine et sur la validité de son projet égalitaire, dans un contexte où le marché du travail acquiert un pouvoir décisionnel sur les choix éducatifs. Les principes fondamentaux d'égalité, d'intégration et de cohésion nationale reposaient précisément sur l'idée d'égalité de chances dans l'accès à l'éducation. Or la réalité éducative, filtrée par le marché du travail, met en question cet idéal. Par ailleurs les disparités sociales n'ont pas disparu ; bien au contraire, certaines d'entre elles sont renforcées par l'éducation et la sélection scolaires. Qui plus est, l'équation formation = emploi, familière à notre horizon d'attente, n'est plus du tout assurée.

En outre la cote sociale des diplômes a subi une certaine dévalorisation, sous l'effet de la crise économique de 1974, et sous la pression du chômage qui donne aux entreprises un rôle majeur dans l'appréciation des compétences acquises. La perte de crédibilité de l'école équivaut de la sorte à un affaissement ou à un effondrement de l'image mythique de lieu dispensateur des lumières précieuses de la connaissance. Un certain nombre d'autres facteurs expliquent le processus de démythification dont nous traitons ici.

- La société de consommation de masse induit un nouveau système de rapports entre produit culturel et lois du marché. L'éducation devient un produit achetable, et, comme telle, soumise à la concurrence.
- La formation pour la formation n'existe quasiment plus : le plaisir d'apprendre se perd au profit des objectifs rendement/efficacité. Ce plaisir revient parfois, lorsqu'on estime avoir atteint le premier objectif.
- Par suite d'une application mécaniste des méthodes de rationalisation aux technologies éducatives, et par souci d'efficacité, on a fini par exclure de nombreux aspects éducatifs non rentabilisables.
- À ce processus de rationalisation il faut ajouter une tendance à la privatisation à partir des années quatre-vingt.
- Soulignons également la nouvelle mutation caractérisée par la société de l'information, société où la connaissance constitue un véritable capital.

En somme, le processus de démythification a contribué à l'accélération de la marchandisation de l'éducation.
L'ÉDUCATION : UN MARCHÉ ET UNE MARCHANDISE

C'est au cours des années 1980-90 que les discours sur le phénomène de marchandisation de l'éducation commencent à prendre véritablement corps. Le monstre incriminé a plusieurs têtes, comme une hydre : grandes firmes internationales, grandes institutions financières, entreprises privées, nouvelles technologies de communication. Cette période correspond au début de la vague de privatisations amorcée par les États : privatisation de la plupart des secteurs publics y compris le secteur éducatif. C'est aussi l'époque où le nouveau paradigme de développement et de croissance économique se divulgue : la société de connaissance associée à la société de l'information.

Ce phénomène s'est particulièrement développé dans des pays anglo-saxons qui furent les premiers à mettre, officiellement, la formation sur le même plan qu'une marchandise. C'est le cas des États-Unis de Ronald Reagan, dont le gouvernement lança une attaque contre l'appareil bureaucratique de l'Etat jugé « exagérément gonflé », et proposa de supprimer le ministère de l'Éducation au niveau fédéral. Quant à la Grande-Bretagne, elle a commencé dès 1988 à définir les « bonnes écoles » en fonction des demandes d'inscription. Selon cette logique basée sur l'économie de marché, les écoles jugées « mauvaises » disparaissent progressivement d'elles-mêmes, étant donné qu'elles ne génèrent plus de demande. En France il faut signaler les tendances manifestées par l'ancien ministre de l'Éducation, Claude Allègre, qui proposait de gérer l'école comme une entreprise. On se rappelle encore la comparaison de l'Éducation nationale avec un mammouth qu’il faut « dégraisser »

Le monde de l'éducation n'est pas le seul à avoir perdu de son autonomie, dans le contexte d'une mainmise croissante de l'économie sur le domaine du savoir et de l'information. Pierre Bourdieu montre dans Les Règles de l'art (1992) comment les productions artistiques constituent un « marché des biens symboliques » rigoureusement structuré. Une telle configuration contredit le « mythe » de la liberté absolue de l'« art pour l'art ». Les prix littéraires par exemple, jouent un rôle décisif dans la marchandisation de la littérature, en particulier par leurs effets multiplicateurs sur l'incitation à la consommation.

Pour en revenir au monde de l'école, rappelons que la gestion comptable de l'éducation a toujours été présente. Le coût de l'école apparaît d'entrée comme un investissement à rentabiliser à court ou long terme. Ceci est valable pour les différents acteurs concernés : États, parents, enfants, institutions éducatives privées, etc. En outre la nouvelle perception du système scolaire/universitaire naît des pratiques et des réalités sociales bien précises.

Le recrutement précoce
Les entreprises recrutent de plus en plus, dans des établissements d'enseignement professionnel, des étudiants avant la fin de leur formation, donnant parfois l'impression de banaliser le diplôme décerné en fin de cycle. En France environ 70 % des étudiants inscrits dans des formations dites professionnelles, bénéficient généralement d'un contrat à durée indéterminé, lorsqu'ils signent un contrat de stage avec une entreprise.
L'appréciation ambivalente du diplôme
L'entreprise hésitera à recruter les étudiants « qui restent trop longtemps à l'école ». Hormis la question de coût financier pour elle, il faut ajouter probablement le complexe du diplôme. Bien que ce dernier soit de plus en plus banalisé, il interfère sur le jugement des employeurs et guide les recrutements. On trouve aujourd'hui des chefs d'entreprise qui ne possèdent pas un niveau de formation universitaire de niveau élevé. Ils sont donc réticents à employer des candidats d'un niveau de formation supérieur au leur, « Bac + 5 » par exemple.
Du matériel à la matière grise

Jusqu'à une époque récente les entreprises fournissaient uniquement du matériel éducatif. Aujourd'hui la plupart d'entre elles fournissent aussi de la matière à penser. Elles se mettent elles-mêmes à vendre de l'enseignement et de l'information sur les filières à débouchés, et s'intéressent également au classement des « meilleurs » établissements. II y a quelques années on pouvait encore distinguer nettement les entités qui vendent des fournitures et du matériel didactique, de celles qui orientent les étudiants, conçoivent le contenu des programmes et dispensent le savoir. Aujourd'hui celui qui fournit le matériel est non seulement capable de fournir la matière à penser mais il a aussi les moyens d'influer sur l'orientation scolaire nationale et mondiale.

Un marché stimulant

Le marché éducatif représente l'un des secteurs économiquement rentables grâce à sa clientèle. II s'agit d'une clientèle « captive » aisément identifiable et qui consomme de manière obligatoire. En outre, elle se renouvelle en permanence et est en augmentation constante. II faut préciser que ce sont des consommateurs polyvalents (savoir, outils, équipement, culture au sens large, etc.).

Nous terminerons l'énumération de ces pratiques managériales en faisant remarquer que lorsque des entreprises privées, des multinationales et des institutions financières se chargent de la transmission du savoir, plusieurs risques sont à envisager. Nous mettrons en évidence trois d'entre eux, en fonction de leur nature et de leurs effets :
• Les confusions pernicieuses : à la confusion entre savoir et information, s'ajoute une autre qui découle de l'économicisation. Elle consiste à confondre le métier d'enseignant et celui de gestionnaire.
• Les transformations déformatrices : l'éducation devient facilement un véhicule d'idéologie à caractère publicitaire. Le contrat éducatif traditionnel change de nature : l'étudiant est désormais un client, apparemment plus libre, mais en fait soumis aux aléas du marché.
• L'ombre de la précarisation : l'école gérée comme une entreprise encourt le risque d'être fermée à tout moment, dès lors qu'elle cesse d'être rentable. Les élèves se retrouveraient à la rue, au « chômage technique ». II en résulte en outre davantage d'inégalité sociale, car le coût du « produit de consommation » qu'est l'éducation est très élevé, et n'est pas accessible à n'importe quel élève indépendamment de son milieu social.
Cependant, pour contrebalancer les risques que nous venons de relever, il nous faut signaler que de plus en plus l'on met en place des infrastructures destinées à rendre plus performants les centres éducatifs. De nouveaux métiers se créent grâce à l'intégration des technologies nouvelles à l'éducation.

MARCHANDS ET MAÎTRES
Ce que l'on qualifie de façon parfois négative de marchandisation ou d'économicisation ne serait-il pas, dans la logique anglo-saxonne, une mutation accomplie de la modernité qui s'appuierait sur la perméabilité des espaces sociaux, et le décloisonnement public-privé ? Cette mutation introduirait une autre notion de partage (équité) de ce qui existe « de mieux dans le monde » : meilleures bibliothèques, meilleurs enseignants, meilleures écoles, meilleures conditions de formations quels que soient les handicaps de l'apprenant, meilleures formes de coopération. Une telle classification -qualification est certes discutable, mais le problème est ailleurs. II s'agit surtout de savoir qui contrôle ces meilleures superstructures, ce qu'elles proposent et de quelle manière.

De nouveaux acteurs sont entrés en jeu dans la nouvelle configuration du monde de l'éducation, et depuis les années quatre-vingt dix ils envahissent de plus en plus le milieu éducatif. Ces acteurs ce sont des entreprises locales, des firmes transnationales, des institutions financières et des organisations internationales. Ils défendent tous, officiellement, le même objectif : rendre service aux citoyens « sous-informés » et « mal formés », ainsi qu'aux nations économiquement faibles. Ces nouveaux acteurs exercent une influence croissante sur le système éducatif, local et mondial, comme nous l'avons déjà indiqué.

Outre leur activité traditionnelle de fournir du matériel éducatif pour les établissements scolaires, les entreprises « fournissent maintenant gratuitement livres et cassettes, vidéos et programmes informatiques aux écoles publiques et privées, assurant ainsi un " service public " en ces temps de restrictions budgétaires ». Ces produits ne sont pas toujours gratuits, comme l'écrit Jerry Mander, ils sont souvent vendus aux étudiants. Par ailleurs les entreprises occupent de plus en plus le rôle de conseiller d'orientation scolaire : elles fournissent l'information et orientent généralement l'étudiant vers des formations managériales, technico-scientifiques considérées comme des filières à débouché. En conséquence, l'aspect socio-psycho-pédagogique d'une orientation disparaît au profit de la seule donnée économique.
. Les Salons de l'Étudiant organisés en France par des entreprises, et de grandes multinationales comme Vivendi, s'inscrivent désormais dans cette nouvelle mission que le secteur privé « entend » assumer : l'égalité de tous devant l'information. Le directeur du magazine L'Étudiant, monsieur Brunei, affirmait que l'égalité des chances dans l'éducation passe par l'égalité des chances devant l'information. Sa mission consiste à « rendre service à l'étudiant en lui donnant plus d'accès à l'information ».

D'une manière générale, « Les firmes transnationales ont aussi fait main basse sur des services de base - soins médicaux et éducation...- dont l'État avait la charge dans la plupart des pays (...) Aux
États-Unis (...) des firmes telles que Coca-Cola, Pepsi, MacDonald's, Burger King et Procter & Gamble participent directement à la conception des programmes tout en exhibant leur marque commerciale et en organisant des promotions publicitaires pour amener les jeunes à se couler dans le moule. » Ainsi les Marchands décident non seulement de vendre la formation et l'éducation, mais ils se transforment en maîtres qui peuvent concevoir un contenu éducatif et l'enseigner. Ce double statut des entreprises est préoccupant, car une inconnue reste à élucider. Que deviendra l'éducation soumise à la théorie du marché ? II est trop tôt pour mesurer l'impact réel des changements en cours. Pour le moment tout discours n'est que conjecture. Tout au plus peut-on par analogie aux critères de fonctionnement d'une entreprise analyser les avantages et les dangers inhérents à une école gérée comme une entreprise. À ce propos il convient de rappeler les « sept règles de conduite de l'entreprise » telles qu'elles sont définies par Jerry Mander dans Le Procès de la mondialisation : l'impératif de profit, l'impératif de croissance, l'amoralité, l'impératif de quantification et de segmentation, le caractère d'intemporalité et de mobilité, l'opposition à la nature, l'homogénéisation.

Dans le cas de la France l'une des stratégies de résistance aux menaces d'hégémonie de l'entreprise sur le monde éducatif est représentée par les choix politiques en matière d'intégration des nouvelles technologies à l'école publique. Cette option apparaît clairement dans le discours officiel du ministre de l'Éducation nationale, Jack Lang, lors de la 22ème Université d'Été de la communication, le 20 août 2001, à Hourtin. On peut dégager de cette communication plusieurs idées force :
- réduire la « fracture numérique » en favorisant l'égalité d'accès aux technologies de l'information;
- actualiser les savoirs afin de ne pas être dépassé par les mutations économiques et technologiques : « J'ai toujours pensé qu'il valait mieux s'emparer des innovations technologiques plutôt que d'être gouverné par elles » ;
- faire de l'école un rempart contre la logique marchande : « Je veux parler de l'importance que représentent l'éducation et la formation face aux logiques marchandes et financières de grands groupes qui veulent imposer leur loi » ;
- confirmer le rôle de l'enseignant, élément fondamental et irremplaçable : « le maître restera le pilier de notre éducation car lui seul sera capable de mettre les informations en perspective, de les soumettre à l'esprit critique. Le maître est donc irremplaçable ».

En somme, l'intervention volontariste de l'État pour contrôler le devenir du système éducatif semble constituer une réponse face aux dérives possibles de la marchandisation de l'éducation. Toutefois on peut se demander jusqu'où s'arrête l'aspect égalitaire et « philanthropique » de la politique éducative de l'État, notamment en France. Dans le cas de l'Afrique, l'État français, à travers ses institutions de coopération culturelle et d'éducation, ne jouerait-il pas un rôle semblable à celui joué par des firmes transnationales et organismes financiers internationaux ?
ENJEUX ET PRÉGNANCE DES NOUVELLES FORMES ÉDUCATIVES EN AFRIQUE
En Afrique on en distingue au moins deux types : les « entreprises de formation » imposées et gérées directement par des acteurs étrangers et internationaux ; les entreprises créées par des acteurs nationaux, parfois sous l'égide de la Banque mondiale, de l'UNESCO, ou des pays Occidentaux tel que la France. L’exemple pris au Togo est palpant pour mieux éclairer le fonctionnement de ce dispositif.

LA MARCHANDISATION DE L'ÉDUCATION EN AFRIQUE : UN HÉRITAGE COLONIAL
Le système éducatif africain pérennise en quelque sorte le système scolaire hérité de la colonisation occidentale, tant au niveau des programmes que des structures. Or ce qui caractérisait l'enseignement dans les colonies, c'est qu'il était conçu pour satisfaire les besoins des entreprises et fournir des cadres à l'administration coloniale. N'est-ce pas, en partie, cette forme d'instrumentalisation que l'opinion occidentale dénonce aujourd'hui dans la marchandisation de l'éducation : éduquer pour les besoins de la consommation ? En outre l'enseignement colonial tendait à dévaluer tout l'environnement traditionnel : coutumes, rites, rituels, valeurs, langues locales, etc. ; ceci contribuant à long terme, à détruire les solidarités communautaires et à développer l'individualisme nécessaire à la réussite, ainsi que l'esprit de compétition par rapport au marché du travail. II est inutile de préciser que cet esprit est reproduit, depuis les indépendances, par les élites africaines elles-mêmes. L'école devient lieu de pouvoir et lieu de passage vers le pouvoir.
Hormis ce contexte particulier de l'émergence du système éducatif qui marque, la première crise de l'éducation en Afrique, on constate que les mutations dues à la crise de 1974 n'ont pas affecté uniquement l'Occident, compte tenu de l'interdépendance des économies nationales. L'éducation scolaire en Afrique est dès le départ conditionnée par le marché. Hier comme aujourd'hui, le choix du marché attire les apprenants vers les secteurs rémunérateurs, qui ne sont pas forcément les secteurs producteurs. Mais nous relevons une autre crise, de caractère politique, qui bouleverse le paysage éducatif africain. Elle date des années 1990, période marquée par la chute des États-providence en Afrique, par une série de privatisations, ainsi que par le phénomène de déréglementation observée dans la plupart des secteurs de la société. La déréglementation du système éducatif a favorisé l'éclosion d'une multitude d'écoles privées fournissant une formation depuis la maternelle jusqu'à l'enseignement supérieur. L'éducation est perçue et traitée comme un secteur producteur et comme une entreprise apportant des solutions à la crise économique, au chômage.

En considérant le cas du Togo, nous pouvons remarquer que les programmes d'enseignement, à quelques nuances près, sont identiques aux programmes d'enseignement en France ou en Grande-Bretagne. En outre la plupart des élites togolaises, africaines en général, sont formées dans des écoles occidentales ou par des occidentaux envoyés comme coopérants depuis les années 1970 jusqu'aux années 1980-90, Par ailleurs, la légitimation et la reconnaissance des compétences et des diplômes sont assurées par des instances étrangères. C'est en France que certains enseignants-chercheurs togolais viennent préparer et passer leur doctorat d'État et leur agrégation. Si nous prenons la mondialisation de l'éducation dans le sens de transnationalisation, nous remarquons aussi que l'Afrique connaît ce phénomène depuis longtemps, à travers la transnationalisation de son élite.

En résumé l'Afrique vit la mondialisation et la marchandisation de son éducation depuis toujours. Par rapport au contexte actuel, elle se situe donc dans une continuité et non dans une nouveauté. Mais à la différence de la première colonisation, la « nouvelle » est réalisée non pas par des États mais par les firmes transnationales, par des organismes financiers qui tiennent sous leur tutelle les économies nationales. II faut souligner ici le rôle du FMI-Banque mondiale. Cela signifie que d'une certaine façon, tous les peuples du monde sont « logés à la même enseigne. »

LE MARCHÉ ÉDUCATIF AFRICAIN : UNE BRADERIE DE MARQUES
L'éducation en Afrique est confrontée à diverses types de problèmes : mimétisme de la consommation à l'égard de l'Occident, faiblesse du taux de scolarisation, politiques éducatives insuffisantes, crise politico-économique, absence d'infrastructures éducatives, effectifs pléthoriques, recherche scientifique défaillante, sans parler de la pression des institutions économiques du Nord. On constate sur le marché africain la présence de produits éducatifs identiques mais concurrents. Plusieurs acteurs, en général idéologiques et financiers, prennent d'assaut le marché éducatif africain au nom de la solidarité internationale. II s'ensuit une première implication que l'on définira comme une volonté d'uniformisation de l'enseignement. Ensuite, la tendance actuelle est d'imposer la logique économiste comme unique voie de survie pour toute société. Pour le moment ce processus ne suscite aucune forme de résistance, ni de la part des États fragilisés ni de la part des acteurs éducatifs locaux précarisés.

Nous ne proposons pas une étude exhaustive des différents acteurs qui se partagent ce marché. Nous nous contenterons d'en évoquer les principales figures, et nous verrons comment l'idéologie de certains acteurs influence désormais les nouvelles stratégies éducatives. Ces « nouveaux » acteurs interviennent essentiellement dans le cadre de la formation à distance ; c'est le cas de la coopération française (avec le projet Réseau Africain de Formation à Distance), Agence Universitaire Francophone (avec le programme d'Université Virtuelle Francophone), la Banque mondiale (Programme d'Université Virtuelle Africaine ; programme WorLD qui permet d'établir des communautés éducatives en ligne pour les élèves et les enseignants du cycle secondaire, d'étendre les possibilités d'apprentissage à distance et de former les enseignants à l'intégration des technologies de l'information et de la communication dans leur enseignement). L'un des points communs caractérisant l'action de ces organisations est qu'elles prétendent pallier les carences du système éducatif africain, en proposant notamment la solution de l'éducation à distance. II suffit de considérer quelques objectifs de la Banque mondiale à travers l'UVA : améliorer la qualité de l'éducation, faciliter l'accès aux ressources éducatives mondiales, combler l'écart numérique, former des ingénieurs et des techniciens spécialisés dans le but d'attirer les capitaux et les investissements, réduire la fuite des cerveaux.

II est intéressant de remarquer que, pour « pallier les défaillances du système éducatif des pays africains » la Banques mondiale fait appel à un système extérieur qui va former les Africains. Les concepteurs de programmes (Universités émettrices) sont en majorité des « pays du Nord » : Europe, Canada, et en grande partie les États-Unis. Ces universités fournissent presque la totalité du contenu des sites de l'UVA. La Banque mondiale, lorsqu'elle lance son projet d'Université virtuelle africaine ne fait que promouvoir l'utilisation des NTIC en Afrique comme substitut à des techniques existantes, supposées beaucoup plus coûteuses. D'une façon générale l'UVA s'inscrit dans l'esprit libéral : la formation ne dépend plus de l'État ni d'institutions pédagogiques traditionnellement reconnues, mais de l'économie.

Dans cette logique de la Banque mondiale, les partenaires africains constituent de simples gestionnaires. Ils ne jouent aucun rôle dans la définition des orientations ni dans l'élaboration de contenus pédagogiques. La plupart des équipes des UVA locales sont composées de techniciens, de réceptionnistes, de secrétaires, et de quelques responsables d'études qu'on pourrait appeler des surveillants : rôle parfois confié à des étudiants de l'UVA.

Quant à la formation, elle est essentiellement scientifico-managériale. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les programmes de formation ne sont pas forcément élaborés en fonction des réalités du pays récepteur. II est parfois un prétexte : on est surpris de constater que certains cours de langue destinés aux Africains véhiculent un contenu sur l'histoire et l'instruction civique américaines. Par exemple l'étudiant africain est obligé de se familiariser « avec les personnages de "Anywhere USA" (Partout aux États-Unis) » avant d'appliquer ce qu'il sait « à "Anywhere Africa" (Partout en Afrique) ». Ce détour par analogie est-il incontournable ? Est-il neutre ?

Cependant malgré les inquiétudes et les interrogations qu'il soulève, le phénomène de l'enseignement à distance révèle les avancées indéniables :

- Cette formation, qui semble plus libre et plus démocratique, offre indiscutablement de nouvelles possibilités aux apprenants qui ne sont plus obligés d'être présents en permanence en un seul lieu d'apprentissage. Autrement dit la spatialisation du savoir a changé. L'apprenant peut se former en dehors du cadre institutionnel traditionnel.
- L'enseignement à distance propose aujourd'hui des « formations à la carte ». II s'ensuit une certaine clientélisation des apprenants, qui sont comme des cibles du marché de l'éducation qui se met en place. Cela donne paradoxalement plus d'autonomie, d'autodétermination et constitue une chance pour l'autodidacte. On peut parler effectivement d'une « libéralisation » de l'éducation non seulement au sens économique du terme mais aussi au sens où l'entendait Ivan Illich (Une société sans école, 1970) : choisir la formation que l'on désire, y accéder quand on veut/ peut, du lieu où on veut, que ce soit dans le cadre d'autoformation ou dans le cadre d'une formation encadrée.
- L'éducation en ligne ou par satellite permet de mettre en contact des écoles que tout sépare et dont les étudiants n'avaient aucune chance de se rencontrer et d'échanger. Des étudiants au Bénin peuvent communiquer avec ceux de Washington, ou ceux de Kenya avec ceux du Ghana par exemple.
- En ce qui concerne le lien entre formation à distance et développement économique, on peut émettre un doute pour les raisons suivantes. D'une part le choix des formations proposées est guidé par le souci de produire des cadres avant tout pour le marché, d'où la prépondérance des filières touchant essentiellement le monde des affaires, les finances, les nouvelles technologies. D'autre part les domaines de formation classés comme prioritaires ne correspondent pas forcément à la réalité du marché local.
- Quant à l'objectif qui vise à réduire la fuite des cerveaux, il est d'une efficacité relative, car le monde du travail se mondialise lui aussi. Grâce à l'Internet un ingénieur peut envoyer son curriculum dans le monde entier. En outre la dimension économique ne constitue pas l'unique cause explicative de ce phénomène.

Pour finir il faut souligner que la logique du marché exerce un impact indiscutable sur la plupart des initiatives en matière d'éducation, en l'occurrence en Afrique. Prenons l'exemple de l'Institut de Formation Technique Supérieur (IFTS) au Togo. Cet institut représente l'exemple type de transnationalisation et de marchandisation de l'éducation. Notons en passant la diversité des nationalités des intervenants : ils sont originaires du Bénin (École Nationale Supérieure d'Ingénieurs, Faculté des Sciences, IUT de Gestion...), du Sénégal (École Supérieure Polytechnique de Dakar), de France (Institut Universitaire de Technologies d'Evry-Val d'Essone).

En outre, le programme de présentation de l'IFTS spécifie que : « L'IFTS est enfin la traduction dans les faits d'une recommandation de la Banque mondiale: la priorité de l'enseignement supérieur en Afrique aujourd'hui doit être la professionnalisation et le développement des filières courtes de type BAC + 2. L'IFTS est d'abord une réponse à la nécessité de renforcer l'action de l'État en matière de formation professionnelle par des initiatives privées afin de mettre sur le marché un plus grand nombre de cadres utilisables directement par les entreprises et les industries. L'IFTS est aussi une réponse au besoin de plus en plus croissant en qualification technique supérieure que manifestent des titulaires du baccalauréat technique ou scientifique. Le nombre des demandes d'entrée à l'École Nationale Supérieure d'Ingénieurs (ENSI) ces dernières années en est un témoignage éloquent».

Nous avons choisi de nous arrêter sur quatre aspects significatifs de ce texte de présentation de l'IFTS. Nous constatons tout d'abord que cet institut n'émane pas de l'État togolais, mais est directement issu des initiatives de la Banque mondiale. Conformément à la logique et aux directives de ce puissant organisme, l'IFTS privilégie les filières courtes. Un tel choix a pour conséquence, à long terme, d'appauvrir le pays en cadres supérieurs, et contribue indirectement à une dépendance vis-à-vis de la coopération étrangère en matière d'« experts ». D'autre part,, la mission que l'IFTS revendique est de pallier les insuffisances de l'Etat dans le domaine de la formation professionnelle, et de fournir la main-d'oeuvre qualifiée pour les entreprises et les industries. Nous voyons à travers cet exemple éloquent comment un organisme consacré à la formation fonctionne prioritairement selon les besoins du marché. II est à noter que la puissance financière représentée par la Banque mondiale confère à de telles politiques une puissance quasi mythique dans les pays à économie fragilisée et aux infrastructures éducatives précaires.

Bibliographie
1. Serge Latouche, « La mondialisation démystifiée » in Le Procès de la Mondialisation, p. 7-26.
2. Serge Latouche, op. cit., p. 16.
3. Edward Goldsmith, Le Procès de la mondialisation, op, cit., p. 21-22.
4. Jerry Mander, « Le code conduite de l'entreprise » in Le Procès de la Mondialisation, p. 152.

5. Jerry Mander, op. cit., p. 143-144.
6. Ibid., p. 152-163.
7. Jacques Demorgon, in L'interculturation du monde, Paris, Éditions Anthropos/Economica, 2000, 168 p.